Drogues et plaisir

novembre 2017

Les techniques de marketing et les drogues ont un effet commun : agir sur les dispositifs neurologiques du plaisir. À partir de témoignages d’usagers, Patrick Pharo nous invite à prendre en compte notre insatiabilité pour penser la place de la RDR, que les produits soient illicites ou non.

La Réduction des Risques s’est inscrite dans un consensus utilitariste, en France au moins : elle s’est pensée à partir de données en matière de contaminations ou de décès accidentels. Il s’agissait clairement de réduire la somme de malheurs liés à l’usage de drogues. Et c’est bien ce qui s’est passé, en même temps qu’une institutionnalisation de la posture de care². Les politiques de Réduction des Risques ont réduit considérablement les contaminations de maladies transmissibles et les décès liés à l’usage des drogues. Elles sont un progrès indéniable. Il faut néanmoins souligner que l’utilitarisme et même la philosophie du care sont très différents d’une philosophie de la liberté reposant sur les deux principes inscrits dans les articles 3 & 4 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société ». Les politiques de prohibition ont été régulièrement justifiées par les « nuisance à autrui » ou les « nuisance à la société ». Historiquement, les politiques de drogues ont davantage tenu à un souci prophylactique, imposé par la médecine et la pharmacie depuis le début du 20ème siècle. Ont été écartés des produits alors facilement accessibles, comme l’opium ou la cocaïne, face à un marché en forte extension. Mais cette prophylaxie est et restera inadaptée, tant que la propension humaine à « vivre intensément » et à « jouir sans entraves » – pour reprendre des mots d’ordre de Mai 68 – ne sera pas reconnue, autrement dit tant que la culture du plaisir et de la liberté n’aura pas une place dans les programmes éducatifs et thérapeutiques.

« L’addiction est un accident de la liberté »

SOCIOLOGIE MORALE DU PLAISIR³

Les recherches dans le domaine des addictions ont souvent privilégié les questions de rationalité : quels publics, quels âges, quelles conditions socio-économiques, quels produits… Je me suis centré au contraire sur les sentiments, en particulier sur le plaisir. Ce qui motive une action, c’est toujours l’attente d’un plaisir, d’une « récompense », ou au moins la cessation ou l’évitement d’une douleur. La subjectivité de ces phénomènes a longtemps été jugée insaisissable par les sciences sociales et le behaviorisme. Il existe néanmoins un critère pragmatique minimal permettant d’objectiver le plaisir : l’envie de recommencer (« Encore ! »). En outre, les travaux de neurosciences et les études sur les circuits de la récompense et les récepteurs endogènes du cerveau ont permis d’objectiver la connaissance du plaisir de l’usage de drogues, et des dérèglements neurochimiques associés aux addictions. Par exemple, la consommation de cocaïne inhibe la recapture de dopamine, entraînant la nécessité de consommer à nouveau. L’usage des drogues peut aussi entraîner un découplage entre les différents systèmes de neurotransmetteurs qui assurent l’équilibre habituel du cerveau (sérotonine, noradrénaline…).

Ces connaissances soulignent la dimension anthropologique de l’usage de drogues. Malgré des vulnérabilités sociales particulières et des géographies sociales de la drogue, l’addiction n’est pas liée à l’appartenance à une classe ou à un milieu social particulier, mais à ce support neurophysiologique dont découle le tableau clinique bien connu des addictions : sensations de manque, craving (désir extrême de consommer), syndrome de sevrage, tolérance qui pousse à consommer plus, consommation compulsive, obnubilation sur l’objet désiré, détérioration de la vie sociale…

Le plaisir ou la récompense est un phénomène mental ou moral : cela se passe d’abord dans la tête, même quand ça passe par les sens. La motivation pratique est toujours associée à une récompense, qu’il s’agisse de se plonger dans des « paradis artificiels » ou juste de faire son devoir moral. En revanche, plaisir ne se confond pas avec utilité. Celle-ci a un sens de calcul économique et rationnel et, très souvent, la recherche du plaisir contredit celle de l’utilité. La principale motivation de l’usage de drogues est la récompense (qui suit l’effort), la jouissance (au sens de la satisfaction d’un désir extrême) ou l’interruption d’une douleur. Alors que les soignants sont souvent réticents à prendre en compte cette réalité, entre autres au vu des trajectoires de souffrance, je la crois incontournable.

« Il existe probablement peu de limites naturelles à la recherche de récompenses »

DROGUES ET ADDICTIONS

Pourquoi/comment devient-on addict ? Parmi les réflexions éthico-philosophiques des personnes que j’ai rencontrées, la réponse la plus partagée est que l’addiction est un accident de la liberté. Les entretiens menés avec des personnes essayant d’arrêter une consommation sévère d’héroïne, de cocaïne ou d’alcool, ont mis en exergue un sentiment commun : celui d’avoir été piégées par des produits. En consommant, elles visaient d’autres fins, en particulier la fête et les intensités de vie, ou alors l’apaisement d’une douleur. Elles considéraient leurs propres cas comme des accidents de parcours et élaboraient des explications philosophiques ou sociologiques autour de l’exercice de la liberté, le choix de prendre certains risques, les mimétismes sociaux, les vulnérabilités individuelles, les nuisances à soi-même ou à autrui, le rapport à la loi… Le but de la sociologie morale n’est pas de trancher entre toutes ces explications mais plutôt de mieux comprendre leur sens philosophique. Par exemple, les drogués sont réputés « faibles de volonté » : à un moment donné, leur consommation les dépasse et devient incontrôlable. Or, dans mes enquêtes, beaucoup ont souligné la dimension de choix en début de parcours et le fait que, pendant un bon moment, voire tout le temps pour ceux qui ne vont jamais se faire soigner, ils y allaient « de bon cœur » et sans états d’âme. Cette perception démontre plutôt une auto-indulgence, qui s’applique à beaucoup de pratiques sociales gratifiantes (gagner de l’argent, avoir des rapports sexuels…).

Anthropologiquement, la notion d’addiction véhicule des modèles de comportement : ceux d’une dépendance initialement plaisante ou heureuse qui tourne mal, et devient une nuisance ou un enfer. Or c’est le sort commun des humains de risquer de s’effondrer dans leur course à la récompense.

Les instances professionnelles ont longtemps hésité sur les termes à utiliser au sujet de l’intoxication par les drogues. Finalement, l’Association Américaine de Psychiatrie (APA), après avoir longtemps préféré les notions de dépendance et d’usage abusif, a rapproché dans le DSM-V les troubles liés à une substance et les troubles addictifs. Tous les plaisirs intenses, avec ou sans drogue, peuvent donner lieu à des dérèglements addictifs, sous forme de manque extrême, de craving, d’usage compulsif, de tolérance, de syndrome de sevrage, etc. La notion d’addiction permet donc de faire ressortir, et c’est son grand intérêt, une triple continuité :

  • la continuité entre l’usage des drogues et celui des plaisirs sans drogues : sexe, alimentation, jeux, aventures…, agissant sur les mêmes circuits de la récompense ;
  • la continuité entre les dérèglements addictifs et les plaisirs (« des dépendances ordinaires »), dont les premiers ne sont qu’un emballement malheureux et non voulu ;
  • la continuité entre les « drogués » et l’humanité commune dont ils font partie et dont ils partagent la même appétence aux plaisirs, malgré la stigmatisation dont ils font l’objet.

Les pratiques addictives sont enracinées dans des mécanismes évolutionnaires associant la prise de risque et le plaisir. Selon les psychologues évolutionnistes, les activités qui auraient donné lieu au développement ancestral des circuits neurologiques de la récompense et de l’appétence au plaisir seraient liées principalement à la sexualité et à l’attachement parental – et non aux drogues qui ne font qu’agir sur des dispositifs préexistants. La passion et l’attachement amoureux illustrent très bien l’association constitutive du plaisir intense avec le risque et les extrêmes : le prétendant ou le petit court toujours le risque de ne pas être choisi par le partenaire ou le parent. Certains plaisirs sont finalement sans dommage, suscitant des dépendances heureuses, et le fait de goûter des plaisirs extrêmes ne suffit pas à créer une addiction proprement dite. Mais le risque demeure un aspect constitutif du plaisir, dans la mesure où l’objet du plaisir peut toujours échapper au sujet. Le plaisir vise toujours à être répété, il est donc forcément en échec lorsque la répétition est impossible.

À partir de là, le risque peut être considéré de deux façons : soit comme un ingrédient nécessaire, augmenté pour jouir davantage ; soit comme une menace pour le plaisir, en étant plus enclin à limiter les risques pour le préserver. Une des particularités de la Réduction des Risques est d’avoir nettement écarté la première branche de l’alternative, sans pour autant choisir clairement en faveur de la seconde. Une culture du plaisir et de la liberté impliquerait en effet de considérer le risque comme une menace non seulement pour soi-même ou pour autrui, mais aussi pour le plaisir.

ADDICTIONS INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES

Aujourd’hui, la société est souvent décrite comme addictogène, soulignant de la sorte le lien entre les usages de drogue et une culture morale : l’individualisme, la recherche de l’efficience personnelle, la course au succès, l’hédonisme ambiant sont pointés comme des facteurs encourageant la consommation de drogues. Sans le nier, je pense que l’effet addictif de la société relève d’un mécanisme aveugle qui reproduit au plan collectif les mécanismes tout aussi aveugles de l’addiction individuelle. Ce dernier se situe à la conjonction de deux phénomènes congruents : la prédisposition des êtres humains à rechercher des plaisirs et des récompenses d’une part ; un contexte social d’inflation des offres de consommation, inhérent à la logique économique du capitalisme d’autre part. L’économie capitaliste moderne cherche constamment à élargir ses marchés, par une stimulation constante du désir des consommateurs.

Or il existe probablement peu de limites naturelles à la recherche de récompenses : les dispositifs neuropsychologiques des êtres humains les ont confrontés plus souvent au manque qu’à l’excès, les préparant davantage à la pénurie qu’à la pléthore. Mais l’innovation technique et l’ouverture des frontières au cours du 20e siècle a facilité l’expansion des marchés de tous les produits existants, y compris celui des drogues. Ce phénomène a suffi à élargir mécaniquement la population vulnérable aux addictions.

Les techniques de marketing et la publicité cherchent à capter la force motivationnelle associée aux dispositifs neurologiques du plaisir et de la récompense, bref à susciter des effets psychoactifs. Une société addictogène désigne le piratage des mécanismes individuels de recherche du plaisir par des pressions morales et économiques – ce que Durkheim appelait des « courants sociaux ». Les addictions prises au sens strict d’un parcours personnel de perte de contrôle et de souffrance ont toujours un ancrage individuel, et elles ne concernent jamais que la fraction la plus vulnérable d’une population. Mais elles s’inscrivent aujourd’hui dans des addictions collectives, c’est-à-dire des classes d’habitus ressentis comme collectivement plaisants ou gratifiants, mais incontrôlables, exponentiels dans leur développement, et en définitive aux conséquences néfastes pour la collectivité, comme pour les individus.

Derrière la surconsommation de smartphones mais aussi de divertissements télévisés, existent des stratégies concertées dont témoigne par exemple un ancien ingénieur informatique et « philosophe produit » de Google4. Il explique comment son travail et celui de ses collègues visaient explicitement à « pirater l’esprit des gens par la technologie » afin de créer un « phénomène d’addiction à la sollicitation technologique ». « Le téléphone, dit-il, est cette chose qui rentre en compétition avec la réalité, et gagne. C’est une sorte de drogue. Un peu comme les écrans de télévision, mais disponibles tout le temps et plus puissants. Le problème, c’est que ça nous change à l’intérieur, nous devenons de moins en moins patients avec la réalité, surtout quand c’est ennuyeux ou inconfortable. Et parce que la réalité ne correspond pas toujours à nos désirs, nous en revenons à nos écrans (…) ». Par utilité sans doute, mais aussi par narcissisme, recherche de nouvelles des proches, tentatives de tromper l’ennui… autant de manques susceptibles d’être comblés par la pratique de Facebook et autres « réseaux sociaux ». Le film Her (Spike Jonze, 2014) raconte comment, dans un futur très proche, un jeune homme tombe amoureux de son système d’exploitation, capable de parler et d’avoir des sentiments.

Gagner de l’argent est une autre tendance addictive majeure des démocraties libérales. Il concerne aussi bien les personnes défavorisées, qui pratiquent les jeux de grattage ou les achats compulsifs, que les plus nantis, avec les jeux d’argent traditionnels et les circuits financiers. Toute une littérature et une cinématographie se sont développées autour d’une sorte de dérive gloutonne du capitalisme, en rupture complète avec l’ascétisme des premiers entrepreneurs calvinistes décrits par Max Weber5. Le « film de trader » montre les dégâts moraux de l’addiction à l’argent dans les milieux financiers, avec pour particularité d’externaliser les conséquences négatives sur des tiers6.

« Il faudrait promouvoir des politiques systématiques non pas d’abstinence mais de culture de la liberté et des plaisirs. »

CONCLUSION

Il existe une responsabilité collective de la société dans le développement des pratiques addictives en général et des addictions très sévères en particulier. Les addictions individuelles sont favorisées soit de façon involontaire par la seule évolution des mœurs ou du marché, soit de façon concertée par des stratégies marketings, publicitaires ou politiques. Cette conclusion n’enlève rien à la responsabilité des sujets sur leurs propres choix, mais elle invalide en grande partie la logique prohibitionniste et ségrégationniste par rapport aux drogués.

Une seconde remarque concerne l’intervention éducative et thérapeutique. Puisque la recherche du plaisir est une propension naturelle des êtres humains, et si on pense aussi que les personnes ont la liberté d’orienter cette propension à leur convenance, il faudrait promouvoir des politiques systématiques non pas d’abstinence, mais de culture de la liberté et des plaisirs. Or ce genre de politique n’est pas facile à mener dans un contexte socio-économique qui ne cesse, au contraire, de manipuler le plaisir et la liberté de chacun.

Qu’inclure dans cette éducation aux plaisirs et à la liberté ? De façon très générale, les philosophes classiques ont prêché la maîtrise des passions, des capacités de contrôle de soi auxquelles ne peuvent accéder que des élites morales. La plupart d’entre nous a du mal à se conformer à de telles figures. Cependant, la rupture morale radicale avec le contrôle de soi, style années 60, est assez difficile à promouvoir. Des philosophes aussi radicaux que Michel Foucault se sont eux-mêmes rabattus sur une notion d’ « usage des plaisirs » qui donne une part importante au contrôle de soi. C’est ce dilemme entre jouissance illimitée et contrôle de soi qu’il faudrait enseigner – et non pas seulement la morale du contrôle de soi qui aboutit inévitablement à des situations de perte de contrôle. À charge pour chacun de trouver pour son propre compte la moins mauvaise des solutions. Ce serait là une façon réaliste d’introduire la culture du plaisir et de la liberté dans l’idée de Réduction des Risques.

Terminons par la question de la prohibition, qu’une majorité de chercheurs et d’intervenants (mais seulement une minorité de politiques), considèrent aujourd’hui comme injuste, inefficace et dangereuse pour la cohésion sociale, outre l’atteinte au principe de liberté individuelle que je souhaite ajouter. Sous l’aspect juridique, la meilleure façon de réduire les risques serait peut-être de rapprocher entre elles les législations des drogues licites et illicites, en ne facilitant l’accès à aucune d’entre elles, mais en laissant la liberté d’en user, de préférence sous les formes les moins agressives (sur le modèle de l’ancien vin Mariani ou des préparations à base d’opium). Une des façons de faire évoluer la politique de Réduction des Risques serait d’accepter clairement la production et la vente de drogues à des fins non‑médicales, sous des formes réglementaires qu’il reste à inventer.


1. Propos résumé par Caroline Saal, avec l’aimable accord de l’auteur.

2. Par rapport à l’alternative se soigner ou se faire réprimer, le care instaurait un début de reconnaissance de la responsabilité et des devoirs de la société à l’égard des personnes qui se sont fait piéger par l’usage des drogues. NDLR : Care signifie « prendre soin de » et désigne les actions et attitudes des acteurs sociaux et sanitaires visant non pas à guérir une personne (on parle du cure) mais à faire attention à elle, à maintenir ou renforcer son bien être.

3. La sociologie morale, qui guide mes travaux, est une sociologie non classique qui aborde les faits sociaux de façon indirecte, au travers des sentiments et des idées philosophiques et morales que se font les gens ordinaires.

4. http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-nos-vies-connectees/20170620.OBS1011/james-williams-s-alarme-du-temps-que-facebook-vole-aux-gens.html

5. Voir les livres de Robert Frank.

6. Wall Street (Oliver Stone) et Le loup de Wall Street (Scorcese) illustrent le mélange des addictions à l’argent, au sexe et aux psychostimulants. Margin Call (Jeffrey McDonald Chandor) décrit la mobilisation progressive pendant une seule nuit de toute la hiérarchie d’une grande banque, jusqu’au directeur général, demi-dieu descendu de son hélicoptère posé sur le toit du building, pour faire face à une crise majeure consécutive à des prises de position aventureuses sur les marchés. Dans The big short (Adam McKay), lors de la crise des subprimes de 2008, on suit quelques investisseurs compulsifs mais très avertis. L’outsider (Christophe Barratier), film français du même genre, développe explicitement le modèle de l’addiction au jeu à partir de l’exemple du trader de la Société générale Jérome Kerviel.