Prévention par les pairs : le dur art de durer

juillet 2021

Entretien avec Dimitri Jamsin, directeur de l’école secondaire artistique
Saint-Luc.

L’école secondaire artistique Saint-Luc a fait appel à Prospective Jeunesse au cours de l’année scolaire 2018-2019 pour travailler la question des consommations et des assuétudes de ses élèves. Deux ans plus tard, nous avons souhaité rencontrer Dimitri Jamsin, directeur de l’école pour revenir sur cette expérience.

Prospective Jeunesse : Pouvez-vous décrire le processus d’accompagnement avec Prospective Jeunesse tel que vous l’avez vécu ?

Dimitri Jamsin : Nos premiers contacts remontent à 2016 lors de séances d’information menées dans le cadre de journées pédagogiques. Un lien de confiance s’est noué qui nous a donné l’envie d’approfondir un travail que la situation de l’école en matière de consommations semblait nous rendre nécessaire. C’est donc à la rentrée de l’année scolaire 2018-2019 qu’un appel est lancé pour constituer une cellule, que nous voulons pérenne, et à laquelle nous donnerons le nom de Cellule 210. Le cadre dans lequel nous travaillons et l’objectif que nous visons, c’est celui de la prévention par les pairs. Il est clair dès le départ que Prospective Jeunesse nous accompagnera pendant une année scolaire complète, mais une année scolaire seulement, dans le but de nous rendre autonomes.

Le groupe, rapidement constitué, est dynamique et enthousiaste. À la rentrée 2019-2020, on essaye sans beaucoup de succès de le relancer. Puis, très vite, arrive la crise du Covid lors de laquelle tout s’arrête. Et depuis, nous avons été sur d’autres fronts sanitaires, tout en gardant à l’esprit qu’il fallait faire revivre ce groupe. J’ai suscité une nouvelle réunion au début de cette année scolaire (2020-2021) mais j’ai eu très peu de réponses de la part des enseignants. Il faut dire que nous nous voyions au moins une fois par mois et parfois un peu plus avec, entre chaque réunion, des tâches à préparer : dans la culture de l’école, c’est un groupe qui est identifié comme un groupe qui demande du temps et de l’énergie, ce qui complique sans doute le recrutement.

PJ : Comment est constitué ce groupe ?

Dès le départ, nous avons souhaité qu’il soit mixte et que des élèves y soient présents. Plus précisément, participent aux réunions, la direction, la conseillère principale d’éducation, une éducatrice, trois enseignantes, des élèves et des parents. On avait en effet pu observer en d’autres occasions que cette mixité tire tout le monde vers le haut : ça rend et les jeunes et les adultes plus intelligents !

Mais cette mixité a aussi constitué un facteur aggravant des difficultés de pérennisation du projet, peut-être en raison des particularités de l’école. Nous n’organisons en effet pas de premier degré : les élèves ne viennent donc pas chez nous avant la troisième secondaire et beaucoup arrivent plus tard. Schématiquement, sur les 705 élèves qui fréquentent l’école, il y en a quelques-uns en troisième, beaucoup plus en quatrième et en cinquième et de nouveau moins en sixième année.

Autrement dit, les élèves changent beaucoup et restent moins longtemps chez nous qu’ailleurs : la majorité des élèves de Saint-Luc n’y passent que deux ans. C’est là une des principales difficultés structurelles de la prévention par les pairs chez nous : le temps de former les élèves sur le sujet, on est déjà presque au bout de leur parcours. Ils ne peuvent jouer le rôle qu’on espère les voir jouer que pendant un an.

PJ : Quelles sont les autres difficultés que vous avez pu rencontrer ?

DJ : Nous étions très attirés par l’idée de prévention horizontale, par les pairs, parce qu’on sait très bien que c’est celle qui marche le mieux, bien plus que celle par les parents ou l’école. Les pairs sont de loin l’échelon le plus efficace. Mais Prospective Jeunesse nous avait avertis avec raison d’un risque, qui nous a fait nous détourner partiellement de cet objectif premier d’accompagnement par les pairs : le pair identifié par les adultes comme un relai, l’est en effet sur la base de compétences cognitives, langagières, etc. qui font en sorte qu’il est très rapidement disqualifié par les autres élèves : « Il a été choisi parce qu’il parle bien, mais sa parole n’est pas celle d’un pair : c’est celle d’un cheval de Troie ».

Ceci dit, la participation des élèves était particulièrement précieuse lors des jeux de rôle, pour imaginer des situations réalistes. Elle était néanmoins un peu ambivalente : ce sont des jeunes qui étaient plutôt identifiés comme consommateurs. Il y avait donc cet élément de complexité : quelles sont les motivations profondes de ces élèves dans cette participation au groupe ? Je me suis souvent demandé s’ils cherchaient à participer à une réflexion collective ou plutôt se faire bien voir par rapport à leurs situations personnelles.

En début de travail, une charte a été constituée par le groupe (voir illustration). Ce travail a été lent, long et compliqué. Même s’il avait toujours été clair qu’il ne devait pas s’agir d’un groupe d’intervention mais de réflexion, il y avait quand même autour de la table des personnes qui revenaient souvent avec l’idée d’interventions. Les élèves, et peut-être surtout les parents, avaient du mal à rester dans une position méta et manifestaient des envies d’intervention de première ligne – ce à quoi j’ai toujours résisté : l’intervention de première ligne, c’est un métier. Nous sommes des pédagogues, nous pouvons réfléchir en termes d’activités de classe, de création d’un bien-être à l’école, mais il faut éviter d’outrepasser ses compétences.

L’autre difficulté n’en est pas vraiment une, mais elle a peut-être rendu la pérennisation plus difficile… Disons qu’on va tellement bien s’entendre sur le plan intellectuel et humain au sein du groupe et avec Prospective Jeunesse, que notre temps et notre énergie seront plus consacrés à des réflexions stimulantes sur les usages problématiques, les connaissances, la maîtrise des outils, les jeux de rôle, etc., et beaucoup moins – ou trop tardivement à la question de la pérennisation.

PJ : Aujourd’hui, que diriez-vous qu’il reste de ce travail ?

Les acquis du travail mené avec PJ sont très importants : ceux qui ont participé à l’accompagnement pendant un an en ont beaucoup retiré. À titre personnel, j’ai beaucoup avancé dans mes réflexions sur le sujet. C’est par exemple grâce à ce travail que j’ai pu accepter qu’il y avait des usages problématiques et des usages non problématiques et qu’il y avait par conséquent des usages qui échappaient à ma compétence ou mon regard, et que c’était sain.

Autrement dit, je ne suis pas un mauvais directeur parce que je me désintéresse d’une situation de consommation qui est portée à ma connaissance, si mon analyse sur la base du modèle trivarié d’Olievenstein me laisse penser que c’est un usage non problématique. Si c’est un élève qui va bien, qui est bien entouré, qui consomme un produit qu’il connaît et de bonne qualité, sans que ça affecte ses résultats scolaires, je ne suis pas un mauvais directeur si je considère ne pas avoir à m’y intéresser.

Ça a été tout un travail sur moi-même de ne pas traiter certaines situations qu’on me rapporte et que je considère non problématiques – le joint d’après les examens qu’on partage sans que ça nuise à qui que ce soit, ce n’est ni mon histoire ni mon problème. Face à ce type de situation, au préalable, j’aurais certainement convoqué les élèves, sans doute informé les parents et en tout cas fait circuler l’information, ce que je ne ferais plus aujourd’hui.

Un autre des acquis durables dans ma pratique personnelle, c’est l’approche par les effets. Quand je suis amené à discuter de situations de consommation avec les élèves, c’est désormais ma porte d’entrée : quel effet recherchais-tu ? Auparavant, c’était la cohérence avec le règlement qui constituait ma porte d’entrée. Je conserve évidemment cette approche-là, mais ce n’est plus ma porte d’entrée dans la discussion. Et ma réponse institutionnelle ne va pas du tout être la même selon que la réponse de l’élève soit « Je voulais essayer », « Je voulais être accepté par le groupe », ou bien « Je voulais supporter un cours particulièrement pénible ».

D’autres acquis sont largement partagés par les participants au groupe : l’impossibilité de classer les produits en termes de dangerosité absolue est un des acquis « scientifiques » que vont conserver tous les participants du groupe, le refus de distinguer entre drogues dures et douces, la prise en compte des situations de polyconsommation dont on n’avait absolument pas conscience, ou, en tout cas, qu’on ne pensait pas spécifiquement.

Et puis, d’un point de vue très concret, le dispositif de l’échiquier, que nous avons appris à maîtriser avec PJ est un outil qui est désormais régulièrement utilisé par les enseignants avec leur casquette de titulaire.

Il reste cependant une partie significative de l’équipe pédagogique qui a très peur de cette problématique, ne souhaite pas en parler et serait probablement tout à fait d’accord avec l’idée de basculer dans une politique de tolérance zéro. Tout le monde n’a pas fait le deuil d’une approche purement sécuritaire des consommations et il n’y a pas de représentation partagée de la situation.

PJ : Existe-t-il d’après vous une situation spécifique à Saint-Luc en matière de consommations en général, de consommations problématiques en particulier ?

Oui, clairement ! Je ne peux me baser que sur des indices, mais par exemple, ce que je vois de la consommation tabagique est très au-dessus des statistiques moyennes (15% des garçons entre 15-24 ans et 7% des filles sont des fumeurs réguliers). Les chiffres pour les élèves de Saint-Luc me paraissent être au moins trois fois plus élevés. Je me dis que s’ils en sont là en termes de situations tabagiques, il est probable que d’autres consommations problématiques existent…

L’autre indice qui me paraît probant provient des retours des centres psycho-médico-sociaux (PMS) : ils travaillent dans beaucoup d’écoles et disposent donc de divers points de comparaison. Ce qu’ils me disent, c’est qu’il y a de manière évidente une situation spécifique relative à la question de la consommation au sein de notre école.

PJ : À quoi est due cette spécificité d’après vous ?

Quand ils arrivent à Saint-Luc, beaucoup de jeunes sont souvent fragilisés, vulnérables, abîmés par une scolarité antérieure, avec une image d’eux-mêmes dégradée et des questionnements identitaires importants. Nos élèves sont adorables, très attentionnés et gentils les uns avec les autres. Ils sont aussi extrêmement « non-jugeants ». Mais ils sont très fragiles. Le jeune sans histoire, je ne l’ai pas encore rencontré à Saint-Luc. Ceci dit, au-delà du cas de Saint-Luc, être un jeune de 18 ans à Bruxelles en 2020, c’est forcément – et sans doute plus qu’avant – être confronté à cette question des consommations. Mais la question dépasse la seule question des consommations : s’il y a un aspect du décret Missions où il serait nécessaire de progresser, c’est celui de l’éducation à la santé !